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En Afrique du Nord, l'art principal pratiqué par les femmes a toujours été le tissage. En Europe occidentale, cela est considéré comme un art ou un artisanat décoratif secondaire. Dans la société d'Afrique du Nord (comme dans beaucoup d'autres sociétés traditionnelles), le tissage est un art primaire très important.

 

Dans les sociétés traditionnelles, les hommes et les femmes sont séparés. Ils organisent leurs mondes respectifs dans différents espaces et à leur tour, les expressions culturelles et artistiques en tiennent compte. La ségrégation des genres dans ces sociétés est acceptée comme une nécessité et est tenue pour acquise, sans remise en question. C'est considéré comme une condition naturelle inévitable – phénomène – pas culturelle. La nature de ce système repose sur deux forces, deux entités issues du cosmos, séparées, à la fois antagonistes et collaboratrices. Par conséquent, les expressions culturelles et artistiques diffèrent selon le genre.

 

Le tissage tunisien est une forme d'art complexe, étonnamment riche, aux multiples facettes. Les tissus aux motifs géométriques sont généralement utilisés comme vêtements, ou pour un usage domestique ou commercial. Les principaux tissus plats sont le kilim (recto-verso, c'est à dire qu'il n'y a pas d'envers), le margoum et le handbel. Chez les nomades, les principaux types étaient l'haml et la ousada. Ma recherche porte sur les vêtements pour femmes, dont les principaux types sont l'bakhnouq, le haïk (berbère: tahaikt), également connu sous le nom houli ou haram], et le 'ajar ou ta'jira. Traditionnellement parlant, le vêtement féminin est un rectangle de quelques mètres, s'enroulant autour du corps et fixé par deux broches (appelées abzim au Maroc et en Algérie, khleila en Tunisie). Le bakhnoug est une longue écharpe de 2m couvrant la tête, dans des tons sombres avec des motifs d'une couleur plus claire. La composition est typique de la région, d'un village ou de la production, bien que le tisserand ait le choix sur la conception, qui fait effectivement lieu de signature, reconnaissable par tout le monde dans la communauté.

 

 

Les micro-motifs dans cet exemple ont été tissés avec la technique de la «trame supplémentaire» dans le tissage de base, blanc sur blanc, puis, après achèvement, suivi par le processus de teinture. Les motifs ne sont pas des instances d'iconographie descriptive ou des motifs, pas plus qu'ils ne visent à représenter le monde. Au contraire, il s'agit de motifs internes, d'affect, d'aspects d'une expérience d'être/de vivre dans le monde. Ils illustrent des maximes morales: comment se comporter, entre autres, d'un point de vue féminin.

 

Sur un autre plan, ces mêmes motifs sont exprimés dans le langage. Le mot racine qui offre un «nuage» sémantique de significations connexes, mais aussi paradoxales, voire contradictoires est commun aux langues berbères et arabes. Alors que les formes, les lignes, les modèles traduisent un certain ressenti au spectateur, ces motifs abstraits et leurs noms sont, non logiquement mais analogiquement «lisibles», du moins si le spectateur a les moyens de les lire.

 

L'approche éthique, la philosophie et la vie du tisserand sont exprimées dans le vêtement lui-même; c'est à la fois un livre ouvert mais encore codifié. Les tisseuses expriment leurs motivations intérieures sur leurs vêtements, portant et affichant ce message en public (c'est à dire si vous pouvez lire l'écriture abstraite). C'est un exercice quotidien de tension entre fermeture et ouverture. Dans la culture traditionnelle, il n'y a pas de transparence dans la communication parlée. On n'est pas censé exprimer son/ ses sentiment(s) verbalement. Le sens de la fermeture en lui-même est considéré comme signe de dignité. Néanmoins, c'est autorisé et même encouragé  d'exprimer des pensées, des émotions et des sentiments à travers le tissage. C'est un paradoxe remarquable: comment une communauté fermée et séparée permet-elle l'ouverture émotionnelle et intellectuelle, mais codée en formes abstraites et géométriques.

 

Beaucoup de ces notions sont fondamentalement paradoxales, pas de manière logique ou discursive, mais de manière empirique (non de manière expérimentale). Ces motifs sont plus des psycho-grammes, des expressions graphiques des processus psychiques de manière visuelle et spatiale. Le langage, comme moyen d'expression non-visuelle, suit ce mécanisme «psycho-grammatique». L'expérience et l'activité mentale, l'expression visuelle et  spatiale émergent ensemble. Ce n'est pas le fait de représenter le monde, mais celui de vivre dans le monde. Il est immédiat et confirmé.

 

Ce projet impliquera/ fait un travail de terrain avec les derniers tisserands restants qui possèdent une connaissance approfondie et une compréhension instinctive de cette création artistique. J'ai l'intention de faire ce travail de terrain à Tamezret et à Guermessa dans le sud de la Tunisie, avec l'idée que cette recherche peut ouvrir sur  une exposition.

À propos de l'artiste

Paul Vandenbroeck, Khleila from The Secret of the Skin: Traditional Tunisian Weaving by Women. Courtesy of the artist.

Paul Vandenbroeck est professeur de sciences sociales à lKU Leuven et chercheur au Musée Royal des Beaux-Arts d'Anvers, en Belgique. Ses travaux de recherche interdisciplinaire combinent l'histoire de l'art et l'anthropologie, avec un accent particulier sur l'art textile abstrait en Afrique du Nord et son importance, la création des arts «traditionnels» et contemporains (arts visuels + performance), le syncrétisme culturel (culture populaire religieuse de l'Europe, îles Canaries,  Amérique latine), les rituels subalternes et les arts visuels (rituels de danse thérapeutique en Afrique du Nord et en Europe), l'iconographie des 15ème et 16ème siècles, les arts aux Pays-Bas et la récente culture urbaine médiévale et moderne aux Pays-Bas.


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