A mon arrivée en octobre 2014, l'atmosphère était toujours tendue. Nous sommes en retard sur la plupart des fronts. Je perds mon assistant de recherche qui s'est tourné vers de meilleures opportunités, mais je tente de rassembler le fruit de notre collaboration en m’informant beaucoup plus qu’auparavant. Je suis toujours aussi perdue au regard du plan méga urbain Le Caire 2050. Je me suis attardée durant tout l'été sur les documents de la conférence d'Habitat International, en revisitant « Acccumulation by Dispossession » de David Harvey, en épluchant les lois et les articles, et en me demandant de quelle manière je pouvais intégrer tout cela au film et ce que cela signifierait.
En route vers le Caire, j'ai croisé Salma par hasard, grâce à des contacts Facebook. Nous avons organisé une rencontre et elle m'a emmenée derrière Talat Harb pour manger du Hammam Mahshi (pigeon farci). A table, elle m'a montré comment briser la cage thoracique du pigeon et en sortir le riz. Salma a été mon rayon de lumière pendant des périodes plutôt turbulentes, elle a formé une petite équipe de militants et de chercheurs qui nous aideront à donner une cohérence à nos idées. Je suis heureuse de partager l'urgence de ce travail, mais il reste toujours une distance infranchissable entre quelqu'un qui quitte un endroit, et quelqu'un qui va y rester. C'est comme si le lit asséché d'une rivière creusait un écart entre nos choix de vie actuels, parfois difficiles à satisfaire selon les contextes, et notre futur. Mais tel est mon échappatoire: l'art de voyager dans la précarité, qui fait que je ne serai jamais vraiment à ma place.
Salma me propose d’habiter dans son appartement, situé à l'étage supérieur d'un bâtiment poussiéreux et imposant qui me rappelle notre base. Nous passons la plupart de nos après-midis allongées sous la chaleur, avec les rideaux tirés, étendues sur le sol, la tête sur l’oreiller, en feuilletant cartes, plans, et listes informatives. Occasionnellement, nous jetons un coup d'œil à l'extérieur sur la place Tahrir. Nos conversations sont interrompues par des pensées autour de ce que serait une réelle dynamique. Salma passe de temps à autre nous rendre visite, toujours brièvement, et nous raconte ce qu’elle sait. Je n’ai pas de nostalgie de cette période, le souvenir n’est pas facile et il est douloureux, mais cela atteste de la possibilité de survie émotionnelle : être déchiré par la dépression n’est pas la seule option. Voilà où j’en suis arrivée.
Nazly va diriger l'atelier ; mon arabe n'étant pas à la hauteur, il serait plutôt distrayant. Nazly a déjà travaillé sur l'île, et a même été mentionnée lors d'une conférence militaire tenue à Qursaya quelques mois auparavant. Nous trouvons la vidéo de la conférence sur YouTube: « Ce militant est venu montrer aux enfants de Qursaya comment haïr l'armée. Ils dirigent maintenant des chars et des Spitfires contre les militaires! » Nous faisons reculer le curseur, regardons plusieurs fois la vidéo et singeons le Général. Nous rions aux éclats.
Avec ce genre d'équipage, ce n'est ni sûr ni sage de filmer sur l'île elle-même ; nous décidons donc de filmer dans un théâtre. Après tout, j'ai l'impression que l'île servira uniquement comme toile de fond ou d’appui, alors qu'elle est l’élément central du projet, elle est si centrale qu’elle peut être imaginée par la parole. Nous visitons quelques espaces, dont un studio de répétition de danse au 5ème étage d'un immeuble du centre-ville où des adolescents, s’étirant leurs jambes sur la barre, sont déterminés à apprendre la nouvelle chorégraphie de Beyoncé. Nous nous installons au théâtre Rawabet : la hauteur des plafonds et la grandeur de l'espace nous permettra d'être flexibles par rapport aux angles de prise de vue, sans perturber l'atelier.
Grâce à de nouvelles conversations, nous réalisons que travailler uniquement sur le cas de l'île serait réducteur de la portée du plan de démolition représenté dans Le Caire 2050. La «loi d'intérêt public» récemment adoptée décrit en détail comment des quartiers entiers pourraient être détruits pour cause de « considérations esthétiques » liées au nouveau plan de la ville. En outre, les habitations les plus informelles seront amenées à disparaitre, alors que ces dernières font partie de l’histoire de la ville. Enfin, les Qursayans se lassent de nos entretiens habituels, et ne souhaitent plus discuter si la situation n’évolue pas. Bien que nous ne puissions pas promettre de changements, nous leur promettons un registre différent et des perspectives en termes de représentation. Ils acceptent de participer.
Omnia Khalil nous rejoint durant un après-midi. Ce jour-là, la chaleur est particulièrement écrasante. Elle a travaillé péniblement à Ramlat Boulaq pendant des années, un quartier au nord de Qursaya sujet à la même situation difficile. Son avis sur la situation, c’est que les deux parties ne sont pas encore prêtes à se réunir pour discuter et éventuellement unir leurs luttes. Omnia décrit ses efforts en tant qu'architecte, planifiant le quartier avec les habitants de Ramlat, et présentant leurs plans au ministère. Je suis en admiration lorsqu'elle décrit en détail les tours Nile City et leur relation complexe avec les résidents de Ramlat, à la fois en tant que fournisseur de main-d'œuvre (les tours sont desservies par beaucoup de ceux qui vivent à leurs pieds, dans le quartier informel et tentaculaire) et en tant qu'usurpateur de plans d'expansion fonciers des tours pour Le Caire 2050. Pendant plusieurs années, ces plans ont fait peser sur Ramlat la menace d’une destruction de la ville. En regardant ses plans de vue d'oiseau de Ramlat, je me mets à penser que nous pouvons peut être utiliser un plan d'ensemble des quartiers comme outil de réflexion.
Je passe les deux semaines suivantes les doigts collés à la colle forte, construisant des bâtiments sur du carton mousse, utilisant des packs de lait que je peins en blanc pour produire une maquette, accessoire rudimentaire de la future ville. Support Fait de faux verre et d’acier, avec des bords mal finis, son apparence est grossière, mais il fera l’affaire.
Pendant que je travaille sur cette maquette, je pense à « My Cocaine Museum » de Michael Taussig. L'anthropologue y raconte les voyages des conquistadores à travers le Rio Timbiqui, et leurs tentatives infructueuses pour schématiser le fleuve. Les eaux troubles et ondulantes, et les conditions de chaleur torride tuaient la plupart des aquarellistes à bord. Les colonisateurs ont donc décidé d'engager des artistes locaux pour travailler sur les bateaux, mais les habitants n'avaient aucune idée ni aucun intérêt pour les « vues aériennes ». Ainsi, leurs dessins deviennent des représentations surréalistes des repères et des lits de rivières, des scènes qu'ils observaient et rencontraient à pieds, que même les colonisateurs n’arrivaient pas à interpréter.
Nous préparons méticuleusement l'atelier. Nalzy et moi travaillons sur des documents contextuels avec l'aide d'Omnia qui traduisait quelques textes de loi, tandis que Selma s'occupait de la production, du son, des repas, et les extras de l’équipe.
Au début du mois de novembre, quelques jours avant le tournage, nous tenons une réunion de crise. Nazly et Salma sont prises de panique. Elles ont eu vent d'une nouvelle loi qui entrerait en vigueur le 10 novembre et qui pourrait mettre en péril des destins et des mois de travail. La loi stipule que tout Egyptien recevant des fonds d'une organisation non enregistrée, prise en charge par des institutions étrangères, pourrait faire face à des peines de prison, et même à la peine de mort. Bien que la loi ne nous concerne pas nécessairement, les arrestations récentes d'amis et de militants nous ont alertés sur les interventions réelles, extrêmes et malhonnêtes, menées par l’Etat. Nous décidons de filmer le plus tôt possible, pour éviter une éventuelle persécution.
Le jour du tournage, nous arrivons à filmer, mais nous sommes déstabilisés. Les nerfs sont mis à rude épreuve, les mains tremblent. Le film s’en est ressenti.
Les semaines suivantes sont consacrées à l'édition du film avec Salma dans le studio de Mosireen. Mosireen, le collectif de film politique, a cessé d'utiliser activement son espace. La salle de montage sommeille. Les ordinateurs posés dans une pièce à l’arrière de l’appartement, sont tous éteints, paisibles et poussiéreux. Salma décrit les activités du collectif : des conférences internationales et des projections, des débats et préparations pré-manifestations. Tout en parlant, elle balaye les chambres maintenant vacantes et montre du doigt où les gens s’asseyaient auparavant et où ils échangeaient. Nous travaillons en tranches horaires de six ou huit heures, et l’on reste souvent debout jusqu'à plus de deux heures du matin, toutes les lumières éteintes, avec comme unique bruit de fond le bourdonnement de l'ordinateur.
Le 29 novembre, je suis seule à la table de montage quand j'entends des explosions et des cris. Je passe la tête par la fenêtre sans ouvrir complètement les stores, juste assez pour apercevoir Talaat Harb, parsemée de manifestants se dirigeant vers la place Tahrir. Des camions militaires avec tourelles se balançant et des jeeps blindées roulent à toute vitesse dans la rue, en essayant de disperser la foule. Bientôt tout le bloc, y compris le 5ème étage de mon immeuble, est enveloppé par l'épaisseur du gaz lacrymogène. Mon téléphone se met à sonner. C'est Jasmina qui m'envoie un message, m'ordonnant de ne quitter l'appartement en aucune circonstance, de verrouiller la porte, de la verrouiller à double tour. Moubarak venait d'être libéré sans inculpation, encore un autre coup porté à une révolution déjà pliée en deux et meurtrie. Comme toujours, mais surtout dans ces circonstances, vous devez vous demander pourquoi et pour qui vous travaillez, et la réponse n'est pas facile.
Le film fut présenté au Caire, à Beyrouth, et quelques mois plus tard à Casco, aux Pays-Bas. Dans ces deux espaces, le film est perçu de manières différentes et l’idée circule de manière fantomatique. Au Caire, dans les semaines précédant mon départ, j’ai essayé de projeter le film dans les quartiers avoisinants Ramlat et Qursaya, mais cela a échoué. La pression était trop élevée. Avec la loi en vigueur, toutes les parties concernées ont convenu que les projections étaient une idée trop dangereuse. Je me suis débrouillée pour faire passer des copies du film à ceux qui s’y sont impliqués, et même si j'ai ressenti cela comme un prix de consolation ou une promesse, c’est loin d'être une victoire. Aux Pays-Bas, heureusement, le film ne semble pas être lu de manière réductrice. Ce travail semble constituer une violation de la notion de témoignage puisqu’il se présente lui-même comme l'enregistrement d'un événement en pleine dynamique locale. Cependant, jusqu'à quel point peut-on construire une dynamique lorsqu'on est emprisonné dans le carcan de la représentation ? Une représentation qui ne peut pas circuler, une phrase tronquée, une rêverie solitaire ?
À propos de l'artiste
Adelita Husni-Bey est une artiste et chercheuse libyenne née en 1985. Elle est diplômée de l’école d'art de Chelsea et de l’Université Goldsmith en Photographie et Sociologie. Son travail s’attache à différents thèmes tels que les mécanismes de pouvoir et de contrôle économique et politique, ou encore la mémoire collective et ses micro-utopies. C’est sa formation qui a contribué à l’engagement de sa démarche. Une démarche qui remet en question les systèmes dominants d'organisation de nos sociétés actuelles. L’artiste s’attaque au capitalisme qui dirige les domaines du travail, de l'éducation et du logement. En s’interrogeant sur la visibilité contemporaine de l'art qui traite des « communautés sous-représentées », elle cherche des solutions pour déstructurer les schémas de la société occidentale dominante. En ce sens, Adelita Husni-Bey souhaite instaurer une réflexion sur des imaginaires sociaux alternatifs. Sa pratique artistique rassemble dessin, peinture, collage, vidéo et ateliers participatifs.
Ses projets les plus récents sont axés sur le réexamen des modèles pédagogiques radicaux dans le cadre d'études anarcho-collectivistes. Parmi ses expositions personnelles il y a notamment: Green Mountain, ViaFarini/ DOCVA 2010, Deadmouth à la Galleria Laveronica en 2010, Playing truant, Gasworks, 2012. Ses expositions de groupe comprennent: TRACK, musée SMAK, 2012, Mental Furniture Industry, Flattime House, à Londres, 2013, Jens, Hordeland Kunstsenter 2013, Meeting Points 7, MUKHA, Anvers, 2013, 0 Degree Performance, Biennale de Moscou 2013, What is an institution? Beyrouth Saison 4, Le Caire, 2013, We have never been modern, Songeun Art Space, Seoul, 2014, Giving Contour to Shadows, Neue Berliner Kunstverein, Berlin, 2014, Utopia for sale?, Musée Maxxi, Rome.
Adelita Husni Bey a été mise en avant par la presse d'art internationale, avec des articles dans Flash Art, Modern Painters, Ibraaz, Mousee Magazine et Frieze, ainsi que dans des journaux internationaux tels que The Guardian et le Corriere della Sera. L'artiste a récemment terminé le Whitney Independent Study Program à New York et travaille avec les écoles italiennes pour promouvoir la compréhension critique de la crise économique par de jeunes étudiants.