L'idée de l'avenir, enceinte d'une infinité de possibilités, est plus féconde que l'avenir lui-même, et c'est pourquoi nous trouvons plus de charme dans l'espoir que dans la possession, dans les rêves que dans la réalité.
-Henri Bergson
Que disent les spéculations sur l'avenir, au sujet des priorités du présent et des exigences du passé?
Future Imperfect a réuni des artistes, des écrivains et des professionnels de la culture de la scène internationale pour étudier la manière dont les pratiques artistiques peuvent aider à façonner et à créer des avenirs collectifs. À travers des performances, des entretiens, des tables rondes, et des projections, les contributeurs mettront en évidence la façon dont les spéculations propositionnelles sur l'avenir façonnent les histoires et les institutions actuelles.
Ce colloque a été organisé par Ibraaz (www.ibraaz.org), et soutenu par la Fondation Kamel Lazaar, en partenariat avec la Tate Modern (http://www.tate.org.uk).
Bien que le monde semble pris dans une crise économique et politique compliquée et donc, dans une crise idéologique, la question du jour est simple: que nous réserve l'avenir? Cette question fut le thème récurrent des discussions qui ont eu lieu durant Future Imperfect, symposium organisé par Ibraaz, en collaboration avec la Tate Modern et la Fondation Kamel Lazaar le 9 novembre 2013. La conférence fut inaugurée par un discours de bienvenue de M. Kamel Lazaar qui a parlé du travail de la Fondation et de son engagement continu pour l'ouverture d'un dialogue et pour la création de passerelles, à travers les arts et la culture. Après une brève introduction par Anthony Downey, rédacteur en chef d'Ibraaz, Shuddhabrata Sengupta de Raqs Media Collective est monté sur scène pour une performance sous forme de lecture. Il fut suivi par Douglas Coupland.
Pendant sa conférence, Sengupta a présenté l'avenir comme une ruine du passé, et a émis l'idée d'un futur auto-organisé. Il a expliqué comment la mémoire et la prophétie furent «deux grands alliés» dans le projet plus large de Raqs Media Collective, et pourquoi «ce n'est pas grave si le passé est faible ou si la prophétie est fausse», puisque «l'avenir est dans les archives et les archives sont notre avenir.» Sengupta a également reformulé la notion d' «état d'urgence», choisissant de se concentrer sur une émergence éventuelle lors une telle situation, plutôt que le chaos ou des déséquilibres de pouvoir qui suivent si souvent de telles déclarations.
Les derniers points de Sengupta sur la théorie des essaims et les sens naissants d'êtres individualisés dans un avenir collectif ont été développés par Douglas Coupland, qui a ouvert son allocution en constatant que «le problème de l'avenir, c'est que nous n'examinons pas l'être humain de près». Pour Coupland, la différence entre 1993 et 2013 est un certain type de dé-narration, qui a eu lieu dès le passage de l'ère de l'analogique à l'ère du numérique. Coupland a donc conclu: «l'avenir vous aime, mais n'a pas besoin de vous ». Cela nous mène vers une autre impasse lorsque l'on pense au chemin qui reste à parcourir ; cette impasse est résumée par des questions posées par Anthony Downey, rédacteur en chef d'Ibraaz, pendant les remarques d'ouverture de la conférence: à qui le futur appartient-il ? Comment pouvons-nous le revendiquer comme le notre?
La conférence de Todd Reisz a rebondi sur et développé les commentaires de Coupland et de Sengupta en explorant le cadre de la construction et de la conception au sein desquels l'avenir est si souvent créé et transmis. Reisz remet en question l'hypothèse selon laquelle les architectes façonnent notre avenir à travers la notion d'utopie et les idéaux de modernité. Reisz a fait référence au texte de 1516 de Thomas More, Utopie, et a noté: «l'utopie vient du passé», de même que nos projets pour le futur. Reisz s'est servi d'une étude de cas: Aecom, un des plus grands conglomérats dans le monde, en termes de planification, d'ingénierie et de conception. Il a cité un article du magazine de société, One, qui a parlé du processus « d'imperméabilisation de notre monde contre le futur», afin de limiter le risque d'erreur et, en substance, d'échec. Pour Reisz, cela ne peut signifier qu'une seule chose: «l'imperméabilisation du futur» était une exigence pour, et l'affirmation d'un avenir fade ou d'un «futur parfait», produit à la fois pour et par une masse, système complexe qui ne laisse rien au hasard.
Et c'est là que réside notre plus grande folie, lorsque l'on pense à l'avenir: nous en avons peur, presque toujours à cause du passé, ce spectre à partir duquel tous les projets pour le futur émergent. Il convenait donc que, cette première session de la conférence, «1967/1968: ce qui a été perdu», (Présentée par Omar Kholeif, rédacteur senior chez Ibraaz), porte sur une période clé de l'histoire du monde arabe contemporain, la soi-disante Guerre des Six Jours (un-Naksah ou l'Echec), qui a marqué la fin du rêve panarabe, sans parler de la « volonté politique pour des sociétés plus ouvertes, pour une croissance économique, et les dispositions culturelles naissantes qui ont marqué les années 1960. » Les événements de 1967 ont été mis en corrélation avec les mouvements qui ont explosé en 1968 à travers l'Europe et l'Amérique latine contre l'oppression étatique, la dictature et la domination coloniale.
Reconnaissant cette période comme étant un jalon historique essentiel mais problématique souvent oublié dans notre présent accéléré, Anthony Downey a parlé à Joana Hadjithomas et à Khalil Joreige d'un projet qui a essentiellement ressuscité un moment perdu ou oublié dans l'histoire du Liban à cette époque, Le Lebanese Rocket Society (2012). Le film relate l'histoire d'un groupe d'étudiants à l'Université arménienne du Liban qui a réussi à concevoir et à construire des fusées pendant les années soixante, et dont les efforts ont capturé l'imagination de la nation. Pendant la discussion, Joreige a remarqué que, lors d'une recherche Google sur les «fusées libanaises» avant de produire le film, il a été dirigé vers des résultats portant sur la guerre, principalement celle liée au conflit israélo-libanais. Cependant, depuis la publication et la promotion considérable du film, ces recherches commencent à changer et à inclure le Lebanese Rocket Society et ses héritages, indiquant une réécriture, au moins en partie, de l'histoire et, par association, de l'avenir.
L'idée d'un certain type de réécriture a été poursuivie dans les deux présentations suivantes. Lors de la première présentation, l'artiste Tony Chakar, a parlé de la raison derrière Cent mille Solitudes (depuis 2012), un projet en cours qui est, selon les mots de Chakar, «né de la profonde solitude » qu'il ressentait « en face de son écran. » Le projet est à la fois d'archives et archéologique, en ce qu'il rassemble des images de réseaux sociaux se rapportant à des révolutions et des mouvements, y compris la guerre civile en Syrie, et les englobe dans un aperçu. Attirant l'attention sur l'image d'un manifestant portant un masque de V (aussi célèbre que le symbole du mouvement Anonymous) et jouant de l'accordéon, Chakar rappelle les représentations médiévales du carnaval, «lorsque la société fut bouleversée. » C'est ce sens carnavalesque que Chakar voit dans l'image, remarquant que: «Si nous acceptons l'hypothèse que chaque époque rêve de la prochaine, ce serait alors une image de rêve. » Pour Chakar, ces images sont comme des «ruptures ou déchirures dans le présent», qui fournissent des moments brefs et fugaces pendant lesquels l'avenir devient visible; un avenir déjà présent, encore invisible la plupart du temps. De tels exemples incluent un symbole syrien se lisant ainsi: «A bas le régime, l'opposition, la nation arabe et islamique, le monde, tout», ou un gribouillage graffiti au Caire, se lisant comme suit: «Puisse le monde entier s'effondrer. »
En parallèle, Tarek El Ariss est revenu sur l'année 1967 et l'a décrite comme un «scandale de la modernité arabe», «plus catastrophique que 1948 ». La raison invoquée était de savoir comment le président égyptien de l'époque, Gamal Abder Nasser, a été en quelque sorte relancé au cours de cette période, après avoir démissionné à la suite de la guerre des Six-Jours, puis réintégré à la demande populaire. El Ariss compare ce moment à la «Sisi mania» actuelle, ainsi nommée depuis la montée en puissance du soutien nationaliste au chef de l'armée égyptienne, le général Abdel Fattah al-Sisi. Ces deux périodes sont comparables dans le sens où les différentes catégories du genre et les identités ont été utilisées à des fins politiques, y compris la notion du mâle leader et viril.
Pour El Ariss, le problème avec ces récits collectifs est de savoir comment la modernité dans le monde arabe fut vécue comme un effondrement, en particulier lorsque de tels événements sont le résultat de rencontres avec l'Occident. Ceci a produit par inadvertance, une crise complexe d'identité nationale. En conclusion, El Ariss a rappelé les mots de l'écrivain Ahmed Alaidy, qui a déclaré dans son roman, Dans la peau de Abbas El-Abd (2006): «Vous voulez que nous progressions? Brûlez les livres d'histoire et oubliez votre précieuse civilisation morte ». En fin de compte, peut-être la seule façon d'aller de l'avant lorsque l'on a tant perdu, c'est de consacrer ces expériences collectives au passé.
Ainsi, le groupe de discussion qui a suivi intitulé: «Futurs structurels: Vers où maintenant?» a été animé par Anthony Downey, avec comme intervenants: Lina Lazaar, spécialiste de l'art contemporain chez Sotheby; Zineb Sedira, artiste, dirigeant Aria, une résidence d'artistes à Alger; Abdelkader Damani co-curateur de la Biennale de Dakar 2014; et Omar Berrada, qui co-dirige Dar al-Ma'mûn, un centre d'artistes en résidence à Marrakech. Les discussions ont porté sur le travail de chaque intervenant, avec une attention particulière à la spécificité du contexte maghrébin. Berrada évoque l'idée de ruines inversées et le potentiel pour l'expérimentation avec le public du futur, tandis que Sedira a noté comment, à Alger, il n'y avait aucun problème à trouver un «public du futur», mais plutôt des problèmes à trouver un soutien pour des projets plus petits, indépendants, hors des domaines d'attribution de l'Etat. Pour Lazaar, le problème avec la réplication des institutions occidentales quand il s'agit de développement de scènes artistiques et d'infrastructures s'est amoindri. De son point de vue tunisien, cela est dû aux changements brutaux et aux urgences, provoqués par les soulèvements arabes de 2011 et par leurs répercussions. Lazaar est revenue sur les propos de Sengupta lorsqu'elle a noté que ce n'est que par cet état d'urgence que les initiatives indépendantes ont surgi et ont prospéré. En effet, pour Damani, la question clé du XXIe siècle, c'est la fonction de l'art même: à qui il appartient et pour qui il travaille.
Pour terminer, le curateur Bassam El Baroni a présenté ses réflexions sur les discussions de la journée. En pensant à l'échec de l'institution et à la montée d'un nouveau type de pensée engendré par l'Internet, les modes de communication et de participation qu'il a produites, Baroni aborde une énigme d'actualité: «nous savons que nous ne pouvons pas inclure les choses dans des récits-directeurs, mais nous pensons toujours en termes de récits-directeurs». S'exprimant sur le palimpseste à la fois comme un moyen de voir l'histoire et comme la façon dont l'Internet fonctionne, Baroni a noté comment, dans le palimpseste, «les choses continuent; elles déplacent leurs frontières». En pensant à cela, la question du futur exige de prendre les formes suivantes: celles qui pourraient répondre à la complexité granulaire des réalités communes. Ici, la nécessité, selon Baroni, est une sorte de contingence radicale qui permet essentiellement une réécriture de tout ce que nous savons.
Programme
10:30 à 12:30: Futurs propositionnels
Vivant à l'ombre d'une «guerre contre le terrorisme» apparemment sans fin, de la crise financière mondiale loin d'être résolue, des soulèvements en cours en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, et des systèmes ubiquitaires de connectivité et de surveillance, il semblerait que l'avenir - comprimé par tous les défis trop immédiats du présent - ne soit plus ce qu'il était.
Ce panel explorera ce qui est en jeu dans l'articulation des propositions sur l'avenir. Quel genre de langage peut être utilisé pour décrire les moyens encore inconnus d'être à l'avenir? Pourquoi comptons- nous beaucoup sur les objectifs orientés du futur plutôt que sur les réalités d'ici et de maintenant? Et enfin, pourquoi l'avenir n'est plus ce qu'il était?
10h30 - Accueil: Kamel Lazaar
10h35 - Introduction: Anthony Downey et Nora Razian
10.40 - Performance sous forme de lecture: Raqs Media Collective
11.05 - Conférence: Douglas Coupland
11h30 - Conversation: Tony Chakar et Todd Reisz
12h00 - Discussion et session question-réponses avec le public (modérée par Anthony Downey)
Introduction: Kamel Lazaar, Anthony Downey et Nora Razian
Performance sous forme de lecture: Raqs Media Collective
Conférence: Douglas Coupland
Conversation: Todd Reisz
Discussion: Shuddabrata Sengupta, Douglas Coupland et Todd Reisz, modérée par Anthony Downey
12.30-13.30: Pause déjeuner
13.30 à 15.15: 1967-1968: Qu'a-t-on perdu?
Les événements de 1967 résonnent encore à travers le Moyen-Orient et au-delà. En juin de cette année, la soit disant Guerre des Six jours, ou un-Naksah (l'échec), annonce la fin d'un certain nombre de choses: l'idéal nationaliste du panarabisme, la volonté politique de sociétés plus ouvertes, de croissance économique, et les dispositions culturelles naissantes qui ont marqué les années 1960. Un an plus tard, en 1968, la politique révolutionnaire émerge au milieu des luttes contre les dictatures, la répression de l'Etat, et la colonisation, à travers les Etats-Unis, la France, le Mexique, le Brésil, l'Irlande du Nord, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, l'Espagne et l'Allemagne.
En termes de conscience historique mondiale, les événements de 1967 et 1968 ont eu un impact significatif. Toutefois, leur héritage a sans doute diminué à la suite de décennies de sous-développement, de répression au Moyen-Orient et, de manière coextensive, de l'ascendant du néolibéralisme. Néanmoins, 1967 et 1968 ont récemment réapparu comme les pierres angulaires problématiques des soulèvements au Moyen-Orient depuis 2011, et des mouvements anticapitalistes à travers le monde, provoquant à leur tour une question singulière: qu'est-ce-qui a été perdu dans l'idéalisme associé à la période du panarabisme et aux politiques radicales de 1968? Et qu'est-ce que ces pertes nous disent sur l'impasse sociale, politique et culturelle apparente qui marque le présent et l'avenir?
13.30 - Introduction: Omar Kholeif
13.35 - Joana Hadjithomas et Khalil Joreige en conversation avec Anthony Downey
14.00 - Futurs propositionnels I: Khalid Abdalla (Mosireen)
14.25 - Conférence: Tarek El Ariss
14.50 - Discussion et Q & R avec le public (modérée par Omar Kholeif)
Introduction: Omar Kholeif
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige en conversation avec Anthony Downey
Conversation: Tony Chakar
Conférence: Tarek El Ariss
Discussion: Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, Tony Chakar et Tarek El Ariss, animée par Omar Kholeif
15.15: Pause café
15h30-17h30: Futurs structurels: Vers où maintenant?
L'avenir, comme Louis Althusser a dit un jour, a tendance à durer longtemps. Les possibilités qui lui sont associées restent souvent lettre morte, et cela peut être, dans les conditions compromises de la modernité, une nécessité conceptuelle: l'avenir doit toujours rester dans l'avenir. Cependant, pour que la possibilité devienne potentielle et se réalise au fil du temps, à la fois dans les pratiques culturelles et dans les contextes institutionnels, les infrastructures doivent être mises en place.
Pour commencer, ce panel discutera de ce à quoi une infrastructure artistique future pourrait ressembler dans la région du Maghreb, et comment le rôle des artistes et des institutions pourrait changer dans un contexte mondial. Nous demanderons ce à quoi un public du futur pourrait ressembler et comment la culture continuera-t-elle à négocier non seulement l'espace public, la société civile et les pratiques institutionnelles, mais aussi à promouvoir la durabilité de l'avenir comme idéal?
15.30 - Introduction: Anthony Downey
15.35 - Panel de discussion: Zineb Sedira, Abdelkader Damani, Omar Berrada, Lina Lazaar, Amir Moussaoui * et Marcos De Andres * (* Les architectes de ambs). Président: Anthony Downey
16.30 - Futurs propositionnels II: Bassam El Baroni
17.00 - Questions réponses avec le public (modérée par Anthony Downey)
17h30 - Fin
Introduction par Anthony Downey et présentations par Zineb Sedira, Lina Lazaar, Omar Berrada et Abdelkader Damani
Futurs Propositionnels II: Bassam El Baroni
Débat et Q & R: Zineb Sedira, Lina Lazaar, Omar Berrada et Abdelkader Damani
17.30 - Réception
19.00 à 20.15: States in Time « États dans le temps » - projection de film dans l'Auditorium Starr, organisée par Omar Kholeif.
Ce film utilise la notion de «état» comme point de départ. Qu'est-ce que cela signifie d'imaginer un état - un état d'être, de conscience, d'expérience vécue? Plus tard dans l'avenir, à quoi le monde va-t-il ressembler? Quel effet aura-t-il? Les artistes et les réalisateurs de ce film, dont beaucoup sont présents lors des premières britanniques, explorent les relations de pouvoir, la mondialisation et l'imagination politique de façon unique. Se déplaçant dans le temps - du présent au futur, et retour vers le passé - leurs films posent des questions sur la nature changeante de l'Etat et l'idéalisme qui lui est associé.
The Goodness Regime (2013)
Jumana Manna et Sille Storihle
HD video, 21 min, Première au Royaume Uni.
Kempinski (2007)
Neil Beloufa
SD video, 15 min.
Farther than the Eye Can See (2012)
Basma Al Sharif
13 min, UK Premiere.
Pipe Dreams (2012)
Ali Cherri
En arabe, sous-titré en anglais. 6 min, Première au Royaume Uni.
Tied and True (2012)
Wu Tsang and Nana Oforiatta-Ayim
HD video, 7 min.
9 Novembre 2013, 10.30-17.00
Tate Modern
Londres.