Le projet du documentaire Learning Not to Dream (Apprendre à ne pas rêver) a été finalisé au début de 2015, suite à l'achèvement de la dernière édition du documentaire de Kassem Hawal, Massacre: Sabra et Chatila, réalisé en 1982 et qui est une version numérisée dotée d'un double sous-titrage (arabe/anglais). En outre, un essai qui explore la forme et l'histoire du film qui dure 35 minutes et qui s'étend sur les questions soulevées par les dernières mises à jour du projet, est en cours de publication dans une revue spécialisée à une date ultérieure en 2015. La présentation du film était prévue en septembre pour coïncider avec la commémoration cette année du massacre de Sabra et Chatila.
Les mises à jour précédentes réunissent des réflexions sur la forme du film, les souvenirs du Kassem Hawal lors de la réalisation de son documentaire et un rapport sur ses œuvres politiques et culturelles durant les années qui précèdent et suivent la production du film. Elles braquent le projecteur sur les 20 premières minutes de Massacre, dans lequel les survivants de Sabra et Chatila racontent les atrocités du massacre qu'ils ont vu et vécu. Par contre, cette dernière mise à jour s'intéresse au dernier chapitre du documentaire, dans lequel on assiste à un changement de ton et à l'introduction de témoignages différents qui nous orientent vers un autre ensemble d'intrigues secondaires et d'histoires parallèles qui mènent au-delà du film lui-même.
Témoignage d'un prisonnier
« Ils m'ont pris dans une voiture sur une très longue distance à travers le désert, et nous sommes arrivés dans une terre désolée où poussent quelques petits arbres. Ils ont ouvert une grande porte en fer dans la terre. Ils l'ont ouverte, et nous descendions plusieurs marches, à travers des passages étroits. Nous avons atteint un espace gigantesque qui comprend plusieurs chambres : un salon, une clinique, et des tas d'autres chambres - tous bâtis profondément dans le sol. Et dans cet espace souterrain, j'ai vu les israéliens. »
— Kassem Hawal, correspondance, octobre 2014
Douze minutes d'interviews avec des prisonniers de guerre dans un bâtiment enseveli sous le désert syrien est vraiment une expérience déconcertante. Comment cette descente brusque, dans un nouveau (sous)-terrain de « confessions », largement chorégraphiées, peut-elle affecter les témoignages antérieurs et les déclarations spontanées des survivants des camps de concentration ? Et quelles sont les répercussions en rendant ces scènes visibles encore une fois?
Parce que c'était ici, dans un complexe souterrain dirigé par le Front Populaire pour la Libération de la Palestine - Commandement Général (FPLP-CG), que le documentaire Massacre arrive à son paroxysme d'investigation. Il réalise cela en interviewant deux prisonniers israéliens des soldats de l'infanterie : Yosef ('Yoski') Groff et Nissim Shalem. De la même façon, les deux hommes rendent compte de leur capture et du bon traitement du FPLP-CG, avant de décrire soigneusement leurs jugements sur les horreurs commises à Sabra et Chatila, et d'attribuer la responsabilité à l'armée et l'état israéliens.
Le Front Populaire pour la Libération de la Palestine - Commandement Général, sous la direction de son ancien fondateur Ahmed Jibril reste une force militante, bien qu'elle soit de plus en plus marginalisée et discréditée. Ainsi, Hawal est soucieux que lorsqu'on voit ces images aujourd'hui, elles peuvent provoquer une surveillance étroite et indésirable, ou même des accusations d'implication directe dans les opérations précédentes du groupe ?
« Non, non, pas de problème. C'est très clair, l'interview avec eux, et les conditions de notre rencontre là-bas. »
— Kassem Hawal, correspondance, juin 2014
Les prisonniers de guerre n'ont affiché aucun signe de mauvais traitement, et Hawal se rappelle bien qu'il a quitté les lieux, assuré qu'ils étaient entre de bonnes mains. Mais en regardant le film, les circonstances de la rencontre n'étaient pas évidentes: Hawal n'a pas participé à leur arrestation et emprisonnement, et n'était pas un membre du FPLP-CG. Son accès à ces lieux faisait suite à une rencontre fortuite avec un proche d'un agent de renseignement du FPLP-CG. Il a été transmis à l'intérieur et à l'extérieur du complexe les yeux bandés, et limité à une heure d'interview avec chaque prisonnier, sous une surveillance étroite.
Dans le film, Groff et Shalem s'affichent séparément dans leurs logements, qui étaient décorés (probablement en prévision du tournage) de drapeaux, de posters et d'autres supports qui portent l'insigne du FPLP-CG. Parmi les deux israéliens, Groff semblait être le plus serein et il parlait en toute confiance un anglais bien soigné. Shalem était peut-être un peu moins à l'aise, et il parlait un hébreu qui fait preuve d'étranges erreurs grammaticales qui démentent un sentiment d'inquiétude, ainsi qu'un « alignement » subtil sur l'hébreu imparfait de son interlocuteur invisible.
Extrait, Massacre : Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. Avec l'autorisation de l'artiste. Extrait d'une copie sous-titrée en arabe et numérisée à partir d'une bande analogique U-matic, 2014.
A un moment donné, la qualité du dialogue déjà préparé et répété vire vers la comédie. Groff, lorsqu'il était en train d'énumérer les efforts du FPLP-CG pour lui permettre d'observer ses fêtes et rites religieux, parlait un anglais (chrétien évangélique) de la Bonne Nouvelle. Lorsqu'on a demandé à Shalem « Tout au long de votre capture, est-ce que vous êtes satisfait de la façon dont vous êtes traité par le FPLP-CG? », il intervient brusquement pour compléter en hébreu toute l'expression mémorisée du nom du groupe : « sous le commandement de Ahmed Jibril… ». Seulement après, il pouvait répondre à la question qu'on lui a posée.
Extrait, Massacre : Sabra et Chatila, 1982, Kassem Hawal. Avec l'autorisation de l'artiste. Extrait d'une copie sous-titrée en arabe et numérisée à partir d'une bande analogique U-matic, 2014.
Toutes les scènes n'ont pas été préparées et répétées avant l'arrivée de l'équipe de tournage. Sans même informer le FPLP-CG, Hawal a ramené avec lui une série de photos prises juste après le massacre. Confronté à ces preuves visuelles, la réaction de Groff était celle d'un homme en véritable détresse. Peu de temps après, Hawal a pu décrocher le passage le plus affectif des deux prisonniers de guerre quand ils se sont prononcés sur la responsabilité d'Israël.
« Ils étaient en train de rêver, au lieu de combattre »
Yosef Groff et Nissim Shalem ont été enlevés en juin 1982. Avec un autre prisonnier du FPLP-CG, Hezi Shai, ils vont rester en captivité jusqu'en Mai 1985, lorsqu'ils ont été libérés dans le cadre de l'affaire « Jibril Deal. » Les trois soldats israéliens ont été échangés contre 1197 militants dans les prisons d'Israël, y compris Sheikh Ahmad Yassine (qui deviendra par la suite le leader spirituel de Hamas) et Kozo Okamoto, le membre de l'Armée Rouge japonaise (l'un des responsables de l'attaque sur l'aéroport de Lod).
Hezi Shai, un soldat de char capturé au combat, a été fêté comme un héros à son retour à Israël, contrairement à Groff et Shalem qui n'ont pas reçu d'hommage, car ils faisaient la sieste sous un arbre au sud du Liban, lorsqu'ils ont été enlevés. Les parlementaires israéliens ont réclamé qu'ils soient traduits en justice pour lâcheté et trahison : « Ils étaient en train de rêver, au lieu de combattre ». L'armée israélienne a trouvé leur comportement « inférieur aux normes », et a assuré la population qu'il y a « des conclusions importantes qui ont été retenues »[1]; les deux hommes se sont retirés de la scène publique, alors que Shai est devenu une source de fierté nationale et commença à motiver les soldats, en donnant des conférences. Il est devenu également un habitué des médias israéliens, en relation avec les campagnes pour la libération des prisonniers de guerre israéliens et les soldats portés disparus pendant les combats.
Durant les années 2009 et 2010, l'affaire « Jibril Deal » et les trois soldats ont été mis en avant dans le discours public. Le « prix exorbitant » payé pour les récupérer en 1985 a été considéré comme une grave erreur et une honte nationale et les israéliens ont déployé d'énormes efforts pour limiter la portée du prochain échange avec Gilad Shalit, le soldat détenu par le Hamas. En 2009, Gideon Raff a commencé le tournage d'une série télévisée sur les prisonniers de guerre israéliens qui ont subi un lavage de cerveau, et qui sont par la suite recrutés par leurs ravisseurs. Par ailleurs, Hezi Shai travaillait comme un consultant durant le tournage de Prisoners of War, une série reconvertie aux États-Unis sous le nom de Homeland[2]. Avec sa diffusion au début de 2015, les souvenirs du « Jibril Deal » et le prochain « Shalit Deal » se sont entremêlés de plus en plus. Miriam, la mère de Yosef Groff a dénoncé Prisoners of War comme « une promo du Hamas et le Shalit Deal… cette série va seulement encourager d'autres enlèvements de soldats »[3].
Ensuite, en mars 2010, Al-Jazeera a diffusé une séquence vidéo inédite de quatre minutes, qui montre Groff et Shalem en captivité en 1983 (une séquence réalisée par une équipe inconnue). La vidéo qui a été abondamment rediffusée sur les télévisions françaises et les plateformes du web, montre les deux soldats en train de dénoncer l'armée israélienne et ses politiques de colonisation[4]. Un quart de siècle après leur libération, le tollé général que cette vidéo a suscité, a poussé Groff et Shalem à faire des déclarations pour se dissocier de la vidéo qui, selon eux, a été filmée sous une grande contrainte.
C'était une éventualité qui, en fait, a été anticipée en 1982, comme le montre les dernières interviews dans le documentaire Massacre :
45 minutes à Beyrouth
Le dénigrement de Groff et Shalem comme des « rêveurs » plutôt que des « combattants », souligne l'importance des valeurs et les inquiétudes qui règnent dans une société nationaliste constamment mobilisée. Au début, le comportement des deux prisonniers de guerre a été synonyme de lâcheté et manque de devoir et ensuite il a été considéré comme un acte de faiblesse et de trahison. Placé dans un univers qui regorge de drames politiques et de scènes de fiction, le duo Groff-Shalem prend forme, fermement ancré dans l'inquiétude d'un nationalisme militarisé: c'est l'antitype désarmé (et désarmant) de l'idéal militaire indestructible, avec lequel cette nation en armes continue à construire son univers esthétique et moral.
Ce n'est pas clair ce que cela peut engendrer pour ce projet en cours. Mais les évènements de 2010 confirment que les médias israéliens, le public en général et même les services de sécurité ignorent jusqu'à aujourd'hui ces longues interviews, potentiellement incendiaires, avec Groff et Shalem en 1982 ; et que cette matière audio-visuelle peut aussi déclencher une réaction hostile d'une manière ou d'une autre. Toutefois, tout comme le contexte de l'affaire Shalit et le grand tapage sur la séquence diffusée en 2010 qui se sont tous les deux estompés, peut être que ce retour calme de l'anti-héro sioniste va passer inaperçu. En discutant cette question pendant des mois, Hawal reste intransigeant :
« Non, non. Vous pouvez le voir, l'imprimer, l'exposer, vous pouvez l'envoyer au peuple. Je vous l'ai dit: pour moi, c'est une période historique. C'est aussi une histoire formidable »
— Kassem Hawal, correspondance, juin 2014
C'était vraiment une période historique très risquée. Trois ans avant le tournage de Massacre, Hawal a échappé à une tentative d'assassinat par un agent irakien à Beyrouth, suivie d'une autre tentative manquée après son voyage en Grèce en 1984. Suite à ces deux évènements, Hawal a commencé son travail de coordination entre les artistes et les écrivains irakiens dissidents qui vivent en exil.
Hawal se souvient d'un autre épisode de cette « histoire formidable » en relation avec le documentaire Massacre, où il l'a, encore une fois, échappé bell : une bévue quasi-dévastatrice, commise au moment de quitter Damas pour Athènes, avec la vidéo de Groff et Shalem dans le complexe souterrain du FPLP-CG :
« C'était une situation très délicate, parce que les israéliens ont inlassablement essayé de trouver le lieu de leur captivité… À l'époque, j'ai toujours essayé de prendre des vols directs, très directs bien sûr de la Syrie vers la Grèce. Mais au moment où je suis monté dans l'avion, j'ai appris que le vol allait s'arrêter à Beyrouth! Le film était avec moi, et je ne pouvais pas faire demi-tour parce que mes bagages étaient déjà à l'intérieur, et j'étais déjà en retard à cause des problèmes que j'ai rencontrés pour faire passer le film à travers l'aéroport. Ils m'ont laissé monter dans l'avion à la dernière minute, et là j'ai appris qu'il va atterrir à Beyrouth - à l'époque, les israéliens occupaient l'aéroport….
« L'avion a atterri à Beyrouth et les israéliens se dirigeaient vers l'avion. Les films étaient avec moi! C'était un moment très dangereux. Vous ne pouvez pas imaginer ce que je ressentais… L'avion est resté dans l'aéroport pendant 45 minutes. Le temps coulait très lentement. Ce qui est pire est que j'ai vu quelques Phalangistes monter dans l'avion avec des journalistes : ils me connaissaient parfaitement…
« Après 45 minutes, l'avion s'est enfin envolé vers la Grèce. J'ai immédiatement demandé une bouteille de vin ! »
— Kassem Hawal, correspondance, octobre 2014
Le montage et la postproduction de Massacre ont été achevés à Athènes vers la fin de 1982. Le film a été projeté à Damas en 1983, et le gouvernement libyen, qui a demandé un crédit à la production, a diffusé le film dans la même année, mais Hawal n'a jamais reçu les sommes promises. Ensuite, entre la Syrie et la Grèce, Hawal est revenu vers un projet qu'il a commencé avant le massacre. Le documentaire, qui dénonce le vandalisme et le pillage d'Israël des infrastructures culturelles et sociales palestiniennes au Liban, a été achevé en 1984 sous le titre L'identité palestinienne.
Alors que le projet du film Massacre touche à sa fin, Hawal retourne vers une question essentielle abordée lors de notre premier entretien: sur son expérience dans le domaine des arts pendant les années fastes et optimistes de la Révolution palestinienne au milieu des années 1970. C'était un beau chapitre de sa vie qui est totalement fermé, bien que parfois pénible; une période de rêves qui inspirent, mais qui n'ont jamais été réalisés, c'est pourquoi ils sont devenus des cauchemars angoissants. Il revient encore une fois vers ces 45 minutes sur le tarmac de l'aéroport de Beyrouth :
« À cette époque, mon caractère était comme ça de toute façon. Je ne me souciais pas des dangers. C'est pour cela que je vous dis : c'était une période de mon histoire et elle est finie. »
— Kassem Hawal, correspondance, novembre 2014
Conclusion
Ce témoignage des prisonniers de guerre à caractère distinct, déconcertant au début et qu'on trouve dans les dernières scènes du film, peut compromettre l'intégrité et la force de persuasion accumulée dans les scènes précédentes, qui montrent les survivants du massacre et leurs témoignages. Mais il peut être aussi interprété comme un élément intégral de la position politique et esthétique très distinguée du film et son réalisateur.
Dans l'ensemble, le film Massacre est un travail particulièrement puissant de cinéma antisioniste. Il n'est pas guidé par de simples principes de libération et de résistance nationale, mais par un humanisme internationaliste plus radical. Il rend visibles et instables les effets atroces d'une violence coloniale militarisée, ainsi que les agents de ce carnage et son mode de fonctionnement. Les deux différentes sortes de témoignage et de visibilité dans le documentaire partagent un trait commun pour dénoncer la logique sioniste. Tous les deux tracent une carte de preuves; des récits et des vies déstabilisants et ainsi éliminés : des civils palestiniens sans armes et les soldats juifs israéliens désarmés.
http://tabletmag.com/jewish-arts-and-culture/31636/captive-audience. Février 2015.
À propos de l'artiste
La Fondation pour le Cinéma Palestinien (FCP) est une structure de recherche et d'exposition basée à Londres, spécialisée dans le cinéma et les œuvres vidéo sur et de la Palestine. Fondée en 2004, la FCP dirige une gamme d'activités de préservation, de sous-titrage, d'éducation, et de programmation de films au Royaume-Uni, dont le Festival annuel du film palestinien de Londres.
Ce projet sera réalisé par le co-directeur de la FCP, Nick Denes, qui dirige le programme de recherche et de préservation de la FCP. Denes est un conservateur de film et un sociologue. Il est enseignant principal au Centre d'études des médias et du cinéma, SOAS, Université de Londres, et a publié de nombreux articles sur les images en mouvement de la Palestine, la «nouvelle extrême droite» dans l'Union européenne contemporaine, et la surveillance entre la Palestine et Israël.